Médicaments : la pandémie de Covid-19 remet en question le droit de la propriété intellectuelle
Philippe Frouté, membre Fides, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Le 25 mars 2020, le Docteur Denis Mukwege, lauréat du prix Nobel de la paix en 2018, a lancé un appel à la vigilance et à la mobilisation collective pour lutter contre l’épidémie de coronavirus en Afrique.
Trois jours plus tard, le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, a déclaré craindre que le continent africain connaisse plusieurs millions de cas mortels de Covid-19 si des mesures immédiates n’étaient pas prises.
Ces deux appels à la solidarité révèlent à nouveau l’importance des écarts de développement entre les économies du Nord et du Sud, ainsi que les freins qui subsistent pour les résorber. Malgré les efforts internationaux notamment européens et français, le 17 avril, le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale estimaient qu’il fallait encore réunir 44 milliards de dollars sur les 114 milliards nécessaires à la mise en œuvre des mesures de lutte contre l’épidémie sur ce continent en 2020. La situation pourrait être encore aggravée par les conséquences économiques de la crise sanitaire, qui risquent de remettre en question la capacité des États à renouveler leur soutien à d’autres économies.
Au-delà des aspects financiers, la crise sanitaire de la Covid-19 pose surtout la question de l’accès aux soins et aux médicaments et en particulier aux connaissances nécessaires à leur production. Comment inciter les producteurs à entrer sur le marché ? Une solution consiste à mettre en place des mécanismes d’exclusion et/ou à rendre rival un bien donné. Explications.
Les brevets, utiles pour la production mais limitant pour l’accès aux médicaments
Dès lors que l’on aborde la question de la connaissance, on se heurte à l’épineuse question du meilleur mode de fourniture d’un bien public. Selon la définition classique proposée par l’économiste Paul Samuelson, deux caractéristiques sont au cœur de la définition du bien public : la non-exclusivité et la non-rivalité. La non-exclusivité suppose que l’on ne puisse pas exclure quelqu’un de l’accès à une connaissance à partir du moment où elle a été diffusée. La non-rivalité implique que les quantités disponibles ne dépendent pas des quantités consommées.
Dans le domaine de la santé et plus spécifiquement de la production de médicaments, la solution la plus courante pour inciter les producteurs potentiels à s’engager est celle de l’introduction d’un brevet. Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI, ou WIPO en anglais), le secteur pharmaceutique est le secteur industriel qui recoure le plus largement aux brevets pour financer ses investissements en R&D. La logique industrielle est la suivante : les coûts associés à la recherche sont élevés tandis que les coûts de fabrication sont faibles. Une fois l’innovation découverte, sans protection, il est délicat de bénéficier de ses fruits.
L’attribution d’un brevet permet d’octroyer un pouvoir temporaire de monopole au producteur, qui va exclure ses concurrents de la compétition et lui permettre ainsi de rendre son produit rival, en contrôlant les quantités produites. Ces deux caractéristiques combinées permettent à une entreprise de pouvoir influencer les prix. Ce qui n’est pas sans conséquence sur l’accès aux médicaments : en 2019, une étude de la COFACE a révélé qu’aux États-Unis, plus de 3400 médicaments ont vu leur prix augmenter dans des proportions quatre fois plus importantes que l’inflation.
Le vaccin contre la Covid-19, nouvel eldorado de l’industrie pharmaceutique ?
Avant l’apparition de l’épidémie de Covid-19, les principales analyses prévoyaient un fort ralentissement du taux de croissance de l’industrie du médicament, qui aurait pu subir une division par deux (avec un ordre de grandeur de 3 à 6 % par an jusqu’en 2023).
Selon une étude d’un cabinet pharmaceutique américain, IQVIA Institute for Human Data Science, ce ralentissement serait largement dû à l’arrivée à expiration des périodes d’exclusivité commerciales pour de nombreux médicaments pour des montants s’élevant à 121 milliards de dollars dont près de 80 % rien que pour les États-Unis. Dans ce contexte, la découverte d’un vaccin pour lutter contre la Covid-19 apparaît comme un nouvel El-Dorado pour l’industrie pharmaceutique et pour les pays à l’origine de la production des brevets.
L’existence de profit suppose toutefois que des agents économiques soient en mesure de les régler, c’est-à-dire, soient en mesure d’absorber les hausses de prix et la perte en bien-être associée. Dans le cas de l’Inde, la perte pour les consommateurs liée à l’introduction de brevets dans le secteur de médicaments est estimée entre 145 à 450 millions de dollars.
En ce qui concerne l’Afrique, l’étude d’IQVIA montre que ce continent ne représente qu’une très faible part de la demande de médicaments en valeur (moins de 1 % des parts de marché du secteur). À ce titre, il ne constitue pas une cible privilégiée pour les laboratoires. L’accès aux médicaments passe donc principalement par le recours aux médicaments génériques, qu’il faut pouvoir se procurer ou produire. Un groupe de 22 économies émergentes, parmi lesquels le Brésil et l’Inde, ont réussi à entrer dans ce marché. On les nomme couramment les « pharmergents ».
Le modèle disruptif des « pharmergents »
Le Brésil et l’Inde ont pour point commun d’être entrés sur le marché pharmaceutique en remettant en cause les fondations de l’institution des brevets. Les producteurs de médicaments génériques, ainsi que des associations de patients brésiliennes et indiennes et des ONGs internationales comme Médecins sans frontières ou Oxfam, ont initié de nombreuses actions contre les brevets sur les médicaments.
Dans un premier temps, des campagnes publiques ont été menées afin de réclamer des licences obligatoires et défendre la production de médicaments génériques. Ces licences permettent aux gouvernements de délivrer une autorisation de production sans le consentement du titulaire de brevet, si les demandeurs de licence peuvent montrer que l’accès à une licence volontaire leur a été refusé et que la production est destinée au marché domestique.
Les outils de régulation existant dans le cadre du droit des brevets ont été utilisés dans un second temps, selon deux types d’approches : la mise en œuvre du droit d’opposition des tierces parties afin de contester la validité d’un brevet, ou bien le recours au droit d’utiliser un brevet sans demander l’autorisation de son propriétaire. En d’autres termes, le droit d’imposer une licence obligatoire pour des raisons de santé publique.
Le Brésil a utilisé cette dernière solution en mai 2007, imposant une licence obligatoire sur un antirétroviral utilisé fréquemment contre le virus du sida, Efivarenz. Le ministère de la Santé en charge de la lutte contre le VIH était alors devenu suffisamment puissant pour résister aux pressions politiques et commerciales, internes et externes, qui s’exerçaient contre la licence obligatoire.
Le Brésil a pu mener cette politique parce que le pays avait investi largement pour se doter de capacités de production de médicaments et de centres de recherche dans l’industrie pharmaceutique. Ces derniers étaient en mesure de procéder à des opérations de recherche inversée leur permettant de produire leurs propres génériques, contraignant ainsi les producteurs de médicaments non génériques à réduire leur prix.
Un modèle qui laisse un grand nombre de pays à l’écart
Ce modèle n’est pas applicable partout sur la planète. Ainsi, parmi les 22 pays « pharmergents », seuls quatre sont africains (l’Algérie, l’Afrique du Sud, l’Égypte et le Nigeria), et ils ne possèdent pas les mêmes capacités de négociation que le Brésil, l’Inde ou la Chine. Cela signifie que les 50 autres États africains dépendent du commerce international pour trouver leurs médicaments, en particulier le nouveau vaccin contre la Covid-19 quand il aura été mis au point.
Cette situation de dépendance est analogue à celle décrite par l’économiste Kiminori Matsuyama dans le cadre d’un modèle de trappe à pauvreté. En effet, la conjonction de l’incapacité à produire eux-mêmes ces médicaments conjuguée avec l’incapacité à les acquérir sur les marchés si les prix sont trop élevés piège les pays concernés. Cette « trappe à pauvreté » empêche leurs populations d’accéder aux soins, à l’image des économies piégées dans une situation de sous-développement auto-entretenue par une incapacité à faire bénéficier leurs économies des effets d’entraînement liés à des tentatives d’accroissement de la production.
Ils dépendent également de l’aide internationale pour pouvoir acheter non seulement des vaccins, mais également des tests et des masques. Or, au vu des conséquences économiques du « Grand Confinement », les flux financiers à disposition des États africains les plus pauvres risquent de se tarir. Beaucoup appellent à des annulations de dette ou à la mise en place de garanties pour redonner des marges de manœuvre aux gouvernements.
Un autre sujet de préoccupation important est le risque que le coronavirus mute. Dans ce cas, les recherches actuelles pour trouver un vaccin pourraient être remise en cause. En effet, nous pourrions devoir faire face à une seconde vague de contamination due à une forme nouvelle du virus contre laquelle le potentiel vaccin actuellement en cours de mise au point s’avérerait inefficace. Pour cette raison, des appels lancés notamment par des associations comme Médecins sans frontières se font entendre afin que les entreprises fabricants des médicaments abandonnent leurs brevets et collaborent pour lutter contre le coronavirus.
Si l’on veut stopper la circulation du coronavirus SARS-CoV-2, il semble absolument nécessaire de trouver une solution multilatérale à la crise. Sans même aborder les considérations éthique d’une telle attitude, laisser de côté toute une partie du monde parce qu’aucune perspective de profit ne se dessine serait une erreur. Cette crise sanitaire montre à quel point la santé globale remet en question le droit de la propriété intellectuelle à l’échelle internationale.
> Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.